Actualités : Exposition : Les rues de Milly-la-Forêt ont une histoire en septembre 2023

mercredi 26 janvier 2011

Simone à Milly


NOTE DE LECTURE.

Simone Dézert, qui a écrit ces pages, est née à Milly-La-Forêt, le 8 Mars 1907. Elle est le dernier enfant d’Emmanuel Dézert et de Juliette, son épouse, née Hamelin.

Parmi les anciens qu’elle cite, figurent sa grand’mère Philomène, et sa tante Nana (Lina Hamelin). Celle-ci, veuve, avait aussi perdu ses trois enfants. La soeur de son père Emmanuel, la tante Elvire, habitait à Noisy et avait deux grands garçons.

Simone n’a pas connu ses deux premiers frères, morts bébés. Elle était la petite sœur de Charles l’aîné, d’Edmond et enfin de Charlotte, née trois ans avant elle.

Charles épousa Marie-Louise, née Château. Ils eurent deux enfants, perdirent l’aîné Roger à l’âge de 18 ans. Leur fille, Yvette (dite Vévette), vit toujours à Milly.

Edmond, marié, eut deux fils : Pierre et Jean.

Charlotte se maria à un bougon, le quitta pour un marin qu’elle adora et avec lequel elle vécut (mais sans enfants) jusqu’au décès de celui-ci.

Simone, la petite dernière, épousa Damien Beauvais et en eut quatre enfants : Janine, née lorsque sa Maman avait 20 ans, Jacques un an après. Roger, naquit 7 ans plus tard, et le tardillon qu’on n’attendait plus, vint en 1941, et reçut le prénom de Myriam.

C’est à l’âge de 90 ans que Simone Dézert, épouse Beauvais, eut l’envie d’évoquer les premières années de sa vie. Les évènements qu’elle relate ont eu lieu il y a bientôt cent ans. Elle les rédigea en six semaines.



AVANT-PROPOS.

Le cahier rédigé par Maman a dormi sept ans dans son armoire. Il m’a fallu sept ans encore après son décès pour en parcourir les pages.

Je suis restée admirative devant la fidélité de sa mémoire, son ton alerte, son vocabulaire précis, ses tournures impeccables, sa grammaire sans défaut et sa toujours présente gaîté. Elle raconte son histoire de petite fille durant l’Histoire de la guerre de 14, recréant les cadres de vie, les us et les coutumes, les bonheurs des gens malgré leur peu de richesse… Pas de rature, pas de faute d’orthographe, son écriture court au même rythme que le fil de sa pensée. Elle n’a pas l’humeur morose et choisit d’oublier tout ce, et tous ceux, qui lui avaient fait ou dit du mal. Elle ponctue son récit de réflexions sur la famille, le travail, la vie. Ce sont les beaux souvenirs qu’elle préfère….

Je me suis demandé pourquoi Maman avait posé sa plume là où elle l’avait posée. J’ai trouvé la réponse dans son cahier, entre les plantes médicinales et le ragoût de veau. Maman mène une réflexion sur « Quand commence la vie ? » et elle parle de la force de son amour pour Papa. Elle n’a pas voulu continuer à écrire quand il est entré dans sa vie. Etait-ce de la pudeur ? Plus simplement, le sentiment que cela ne nous regardait pas : C’était leur histoire à tous deux, exclusivement.

Par contre, elle a su nous dire son amour pour nous. Que ce travail de copie témoigne du nôtre et de mon respect pour les valeurs auxquelles elle tenait.


Myriam Beauvais.




Simone à Milly







Mercredi 8 Octobre 1997.


Il y a quelques années, Myriam m’apporte ce cahier pour y écrire les étapes de ma vie. Je ne l’ai pas fait jusqu’à présent.
Pourquoi aujourd’hui ? Je ne peux pas le dire.
Ce que je peux dire, c’est que la vie, le bonheur, il faut essayer de les trouver dans le courage, mais surtout dans l’amour familial.

J’ai eu ça chez mes parents….
Je n’ai connu que ma grand’mère Mémène (Philomène) Tante Nana (Lina) Papa, Maman, mes frères et sœur : Charles, Edmond, Charlotte. Moi, c’est Simonne, avec deux « n » à l’état civil. Maman ne saura que plus tard qu’on pouvait choisir « Edmonde »… Raté !
J’ai toujours refusé ces deux « n ». Un seul « n » me suffit ! C’était peut-être un caprice… Je n’ai pas manqué d’en faire…

J’insiste sur ce que chacun sait chez nous : l’amour, l’affection, la tendresse, tout est donné sans compter. Mais mon épanouissement, je l’ai trouvé dans mon choix, quand je trouve un mari et que les enfants viennent au monde. Chaque naissance est une joie.
Le malheur, c’est quand on en perd un.

Maintenant que je suis seule dans cette maison, vous m’apportez tout, chacun à sa façon.
Le confort, le bien-être, la « matérielle », j’ai.
L’utile, l’inutile, le superflu, j’ai.
Je me dis comblée.

Par quoi commencer ?

Nous habitons rue des Trois Môles. Pourtant, je suis née dans la Grand’ Rue.
Je vois un rez-de-chaussée surélevé de trois marches, une grande cuisine, une grande chambre, celle des parents. Au premier, une grande chambre pour les filles. Une autre pour les garçons, plus petite mais plus chaude, car située au-dessus de la cuisine. Une dernière petite pièce enfin, qui avait été une cuisine puisqu’il y a un évier. C’est la penderie. Bien sûr, ce ne sont que des planches entre deux pans de murs, cachées par des rideaux grenat à fleurs.
J’ai longtemps eu ce goût pour le grenat, comme Maman. Je l’ai encore.

Rue des trois Moles

On a tant fait depuis pour le confort…
Mais, à cette époque, je crois que les gens ne manquaient ni d’intelligence ni d’ingéniosité. On tirait parti de tout.
Des gens plus aisés avaient peut-être autre chose, mais dans notre entourage, c’était un peu le système D.
Pour se chauffer, on a une cuisinière à charbon dans la cuisine. Mais Papa travaille chez un agriculteur où il peut se procurer du bois. On brûle du bois.
Cette cuisinière a une fontaine sur le côté. On y met de l’eau, et on a l’eau chaude !

On a aussi un grenier, avec deux lucarnes. Une moitié, isolée par un grillage, de la toile goudronnée au sol : c’est le pigeonnier. L’autre partie sert de débarras.

Des caisses et des trésors : toilette de mariée avec manches à gigot, la trompette et le casque à crinière de Papa qui a fait son service dans la cavalerie.

Maintenant, dans le civil, Papa fait partie des musiciens. Il joue du bugle. Quand il perdra ses dents de devant, on le mettra à la grosse caisse.

Dans la cour, nous avons quatre niches à lapins. On va à la bruyère pour nourrir les lapins durant l’hiver. Que de brouettées …..

Les ouvriers doivent faire beaucoup d’heures en plus de leurs journées de 14 heures : aller donner l’avoine aux chevaux, pour qu’ils puissent manger avant d’aller aux champs. Les chevaux mangeaient trois fois par jour. L’hiver, on devait faire moins d’heures, mais je ne m’en souviens plus.

Papa travaillait donc chez un agriculteur, mais il faisait aussi le service de voiture. Maisse-Milly, sept kilomètres. C’était une voiture à cheval, un siège sur le devant, les passagers aux quatre vents.
Les jours de mariage, Papa conduisait deux chevaux ! Quelle fierté ! Il portait alors sa toilette : culotte de velours côtelé et un gilet à col rond, que Maman n’aimait pas. Une veste noire. Je ne sais plus quel en était le tissu, mais c’était noir, épais, un peu brillant. C’était ma tante Elvire, la sœur de Papa, qui l’avait confectionnée, avec deux rangées de boutons qu’il nous fallait souvent recoudre.

La tante Elvire faisait aussi des chemises. On disait : « sept mètres pour deux », pas trois mètres cinquante pour chaque, sept mètres pour deux. Les mercières vendaient certains tissus pour les ouvriers, vente suivie aussi pour les gilets de flanelle. On ne portait pas de maillot de corps à l’époque ! Ça épongeait la transpiration. On disait « la sueur ».
Laver était difficile : il fallait aller au lavoir…

Papa mourra jeune, à 63 ans. Il était de la classe 88. Pas de maladie…
Le Docteur Laffont dira « usé par le travail ».

Il était très fort, très adroit. A Milly, c’était le roi pour faire les meules. Il lui est arrivé deux fois d’arrêter un cheval emballé. Il fallait se jeter à son encolure pour l’arrêter.

Nous avons comme voisins les Perthuis, petits agriculteurs. Leur écurie est à côté de la chambre des parents. Maman entend le cheval taper dans la nuit. Le sol est en terre battue… Il s’effondre et voilà le cheval dans la cave ! On vient chercher les voisins. Et c’est Papa qui descend. Cette bête a peur, il faut la calmer. Je sais qu’on lui passera des sangles sous le ventre, et, à dos d’homme, le cheval sera remonté. Je ne l’ai pas vu ! Dans ces cas-là, les parents vous font rentrer à la maison, ils ne sont pas gentils ! On ne peut rien voir ! Si le cheval prenait peur…. On vous prive du spectacle !!! Je devais avoir six ou sept ans. C’était avant la guerre de 14.

Je me vois à l’école maternelle. L’école où nous allons, Charlotte et moi, est une école privée de trois classes : première, deuxième et « la petite classe ».
Dans la petite classe, c’est Mademoiselle Aimée. Dans la moyenne, Mademoiselle Elisa et dans la grande classe, Mademoiselle Madeleine, mais on dit « Madame » : c’est la directrice.
Dans cette école privée, les élèves de première et de deuxième classes font le ménage. La grande classe est au premier. Tous les jours, on fait l’escalier à tour de rôle, ainsi que le couloir qui mène à la cour de récréation. Il faut d’abord l’arroser, avec un arrosoir en forme d’entonnoir à quatre ou cinq trous.

Il y a tellement de poussière…. Dans la classe, c’est un plancher. On le fait deux fois par semaine, entre 11H ½ et une heure. Pour partir à midi et demi, il faut se dépêcher. On est deux par classe. On choisit le meilleur balai.

Ce qui nous gâchait tout, à Charlotte et à moi, c’était d’aller porter, deux fois par semaine, un petit sac en toile chez Madame Chiron, la mère des institutrices. Elle collectait les épluchures pour ses lapins. Elle, elle disait les « épeluchures ».

J’ai été heureuse dans cette petite école, espiègle, turbulente, bavarde mais studieuse.

Je n’ai que de bons souvenirs…


Simone et Charlotte Dézert
La guerre de 14 :

Déclaration de guerre. Papa est mobilisé. Le Samedi soir, il part garder les voies. Il va à Boigneville à bicyclette. Il rentre le Vendredi soir.
Gagnant peu, et comme il faut nourrir la famille, là, il faudra bien braconner. Lièvres et lapins de garenne. La bouchère donne un gigot pour un lièvre. Comme nous habitons une petite rue, nous avons juste en face l’arrière de la boucherie. A cette époque, Maman fait de la bière et les commis viennent boire un coup l’été. Ils nous donnent des abats. Une fois, ils nous apportent des tripes. Quel travail ! Il faut laver à l’eau bouillante, décaper, rincer. Il y a trois sortes de tripes. Je ne me rappelle que de la caillette. Il faut dix à douze heures de cuisson, couennes au fond de la cocotte, beaucoup de carottes, vin blanc et aromates. Un des commis s’appelle Henri. Tout ça est joyeux.
J’ai vu beaucoup d’entraide, de fraternité.


Tante Nana (Lina Hamelin).
 Maman a une sœur, Nana, veuve ayant perdu trois enfants d’un mari tuberculeux. Elle nous aide beaucoup. Elle est repasseuse et a trois ouvrières. Que d’amidon ! Rideaux, cols, manchettes de notaires et de notables. Le Samedi, avec Charlotte, on va porter le linge et on fait des pourboires, un ou deux sous. Charlotte fait les notes sur un papier.
Une fois, il y a un peignoir. Elle n’a pas cédé et a écrit un « peigne noir ».

Ma tante ne veut pas prêter sa brouette. Elle est lavée à l’eau de Javel. On ne peut quand même pas aller dans les champs avec !

Ma tante a peur de l’orage. Elle se cache dans un de ses deux placards. A chaque coup de tonnerre, elle crie ! Quand elle veut qu’on aille avec elle, Maman ne veut pas : elle nous aurait communiqué sa peur….
Quand on sort de l’école, on va goûter chez elle. C’est meilleur. Son pain du chocolat, c’est une tablette individuelle enveloppée et un petit pain. A la maison, on a du pain de quatre livres et le chocolat, c’est un morceau cassé sur une tablette de cent vingt-cinq grammes.

Papa est payé au mois. Donc, on va toujours chez la même boulangère, et on prend le pain « à la taille » : c’est un morceau de bois d’environ trente centimètres de long, sur quatre centimètres de large. La boulangère fait une entaille. Si on retourne le soir chercher un quart de pain, là, on paie.

Le déjeuner du matin, le café « bonne femme » : C’est un litre de lait bouilli, avec du café et de la chicorée. On passe dans les bols – passoire et filtre – et on y casse son pain en morceaux. Le lait est si frais, le pain est si bon…

Maman ne fait que de la bonne nourriture : ragoût de veau le Mardi, après lapin, bœuf mode et le Samedi beefsteak frites. Dimanche midi, je ne sais plus. Mais le Dimanche soir, c’est le pot-au-feu, immuable.
Nous sommes heureux.

Maman joue avec nous, corde à sauter, au palet, à la marelle, dans la rue. Comme il y a peu de voitures (il y en a deux : celles du docteur et du vétérinaire, Monsieur Vajoux, un gros monsieur), la rue est à nous.

Quand Grand’Mère vient chez nous, elle marche toujours au beau milieu de la rue. Si par hasard vient une voiture et qu’elle klaxonne, elle se retourne et dit « Ils ont bien le temps ! » et continue son chemin. Elle ramasse tous les boutons qu’elle trouve.
De temps en temps, elle nous invite à tour de rôle à déjeuner. Un petit pot-au-feu.

Grand’mère n’a pas de quoi vivre. En arrivant de l’école, on lui porte son manger entre deux assiettes bien chaudes placées dans un panier. L’été, assise sur le bord du trottoir, elle attend, puis mange pendant que c’est chaud. De la rue des Trois Môles à la rue de Melun, le trajet n’est pas bien long.

Elle n’est pas frileuse, il y a peu de feu chez elle. Elle met ses pieds sur une chaufferette, charbon dans la cendre. On achète des petits sacs de charbon de Paris qui dure quelques heures.

Elle aime bien qu’on aille coucher quelquefois chez elle. Je me souviens l’avoir réveillée une nuit : « T’es pas un loup ? T’es ma grand’mère ? ». C’est qu’elle porte toujours une marmotte, sorte de petit châle, qu’elle garde jour et nuit.
Ce n’est pas arrivé souvent : Maman n’aime pas qu’on couche avec un vieillard.

Elle finit sa vie très âgée, sans aller à l’hôpital, à près de 97 ans.

 
Philomène Hamelin
 On va laver ses draps au Coule d’Eau, près de la source, pour que ça coule, sans embourber le lavoir. C’est qu’elle a un mauvais mal au bras gauche depuis trois ans. Il faut changer les linges tous les jours. C’est ma tante qui fait ça. Charles va l’aider. Il a tout fait pour les siens.

Jeune encore, il fait des petits boulots. Edmond, avec un triporteur – qu’on pousse bien sûr – livre le pain du boulanger qu’on porte à domicile.

C’est la guerre. Papa parti, Charles et Edmond vont commis dans les fermes. Charles conduit un cheval au labour. Edmond est moins fort, et on lui donne une carne. Alors, c’est Charles qui l’aide.
Ils sont dans une mauvaise ferme. Ils sont nourris, mais mal. Tous les jours, à quatre heures, Maman va loin dans les champs leur porter un bon goûter à tous les deux.

A cette époque, à la moisson, le blé fauché par des batteuses est mis debout, le grain en surface, pour sécher. On fait des petites bottes qui sèchent avec les épis restés au sol. Comme on a le droit de glaner, pour corser un peu, on tire bien quelques épis des bottes….
On va glaner, Grand’mère, Maman, et nous deux Charlotte et moi. On emporte à goûter et à boire. Une fois, Grand’mère emporte une boîte de sardines. J’ai toujours refusé de manger des sardines. Grand’mère me dit que dans les champs, ça n’a pas le même goût. Et bien, c’était vrai ! Ce sont les seules qui m’ont jamais régalée !

Une fois, avec Charlotte, on couche chez Grand’mère dans une chambre près du grenier. Il fait froid. Charlotte se lève, nous met les bas. Je me recouche au chaud. Je ne voulais plus bouger.

Sur le côté des bas, sont cousus des rubans qu’on noue aux cordons du corset.
On n’a pas de poches à nos tabliers. Notre mouchoir est accroché sous la jupe, après le jupon, avec une épingle à nourrice. Les poches individuelles sont fixées à un cordon blanc qui sert de ceinture. On a toujours besoin de poches !

Nous ne sommes pas mal habillées. Chez Perrot, où Papa va travailler, il y a quatre garçons et trois filles. Elles sont en pensionnat. Nous profitons de leurs très jolis vêtements qu’on nous donne. Je me souviens surtout de deux jupes en forme, alpaga bleu, avec boléros à manches assortis. Alors là, Maman nous achète à Paris deux beaux chemisiers blancs à fleurs bleues.

A la messe, on porte un chapeau. En rentrant, on met un tablier blanc, avec une ceinture à gros nœud derrière, que ma tante a repassé et qui est donc impeccable.
En semaine, on porte un tablier noir, et l’hiver, pas de galoches, mais des chaussons bleu fourrés, avec des tiges en drap et des caoutchoucs par-dessus en forme de sabots.

Je n’ai pas toujours été contente : les vêtements de l’aînée, pas neufs, passent à la cadette… Alors Maman achète par deux.
Maman et ma tante nous voulaient belles.
Maman, je continue ma coquetterie…..

Nous portons aussi l’été des bottines à boutons sur le côté. Ce pauvre père, il a un pied de fer, comme les cordonniers et des fois, il pose des bouts de fer à nos bottines. On abîme tout ! Pourtant, il y a bien un cordonnier à Milly, le père Broc. Sa femme est brodeuse, dessus de lits, napperons, et dentelles. Ils vivent séparés. Lui, un rapace, garde ses sous. Elle, élève leur fils Marcel. Il boîte et mange tout ce qu’elle gagne…

A la messe, où on va régulièrement, on porte le pain béni. Ce sont de très grandes couronnes de pain brioché, offertes par les gens aisés (et catholiques, bien sûr). A tour de rôle, les enfants de chœur font le tour de l’église, avec les tablettes sur les épaules. Ensuite, le pain est coupé en petits morceaux, mis dans des corbeilles, et présenté à chaque bout de rang. On a droit à un seul morceau, mais Maman veut qu’on lui en rapporte un. Alors, on en prend deux. A la maison, Maman le prend, fait un signe de croix avec et le mange.

A l’église, il y a une tribune, un harmonium et trois ou quatre belles voix. Pas moi, c’étaient des adultes.

Après deux heures et demie, les vêpres et le patronage. On a des jeux, des cordes à sauter, des jeux de croquets, des diabolos. On joue au jeu de grâce, on lance en l’air de grands anneaux qu’on rattrape avec des baguettes.
L’hiver, on fait des jeux d’intérieur.
Les garçons y vont aussi. Ils sont très nombreux. Leur moniteur s’appelle Grobois.

Je fais partie des enfants de Marie. Le summum, c’est d’avoir le ruban bleu, comme les miss en portent aujourd’hui…. Quittant à seize ans, je n’ai jamais été qu’ « aspirante ruban vert ».

Ce que j’ai bavardé à l’école….. Et dissipé beaucoup d’élèves…..
Je fais le pitre, je passe des petits papiers…. Que pouvais-je bien y mettre ?

Le matin, à 8 heures ½, dictée. Les mots difficiles (cinq ou six) sont écrits au tableau. A 10 heures, récréation. Après, les questions, après deux problèmes. L’après-midi, histoire ou géographie, ou couture. Le Samedi, promenade en rang.

Une fois, je suis dans la deuxième division et j’ai fini mon devoir. Alors, je fais celui de la première :
« Un sou vaut 5 centimes
2………….. centimes….
Etc. jusqu’à 20 sous.
Je fais tout l’exercice. Le calcul est juste, mais partout, je mets « vaut » et non pas » valent ».
Vraiment, on ne sait jamais tout !

Dans cette deuxième classe, comme dans toutes, il y avait un prix d’honneur. Mademoiselle Elisa me dit :
« Tu le mérites. Tu l’auras si tu ne bavardes pas de la semaine ! ».
Je n’ai bien sûr pas écouté. Je ne l’ai pas eu. Mais personne ne l’a eu. Elle avait tenu parole.


Pendant la guerre, il n’y a pas de volumes pour les prix. Une année, j’ai eu un diplôme et une plaque en bois avec une Jeanne d’Arc dessus. Je l’ai encore.

Quand c’est la Fête - Dieu, nous devons porter, attachée au cou, une corbeille pleine de pétales de fleurs, et, sur un petit parcours, nous jetons, nous « semons » ces pétales de fleurs. Nous n’avons pas de roses, mais Papa en trouve, je ne sais pas où. Vraiment, il a des dons ! Il nous a appris des choses simples, les plantes, les étoiles. Il nous fait voir : « La première, c’est l’étoile du berger, après le Grand Chariot, la Grande Ourse ».
Je crois surtout que nous étions nés sous une bonne étoile….

Une fois, à la sortie de l’étude, à la petite nuit, je me laisse entraîner. Je ne mène pas la danse, mais on va tirer deux sonnettes : une Place Grammont, chez le docteur Ornanian, un Turc. Pour aller ouvrir, il faut qu’il traverse un jardin assez long… Je n’ai jamais voulu recommencer ! Je n’aime pas les tricheries. Le même soir, sur le même chemin, il y a un figuier et on va cueillir des figues. C’est mauvais, ce n’est pas mûr ! La maraude…..
J’affirme que ce sont les seules fois… J’étais déjà respectueuse des autres peut-être.

Je quitte l’école à onze ans. Certificat d’études. Tout le monde n’est pas reçu ! Je suis dans les cinq premières et la Caisse d’Epargne d’Etampes m’offre un livret avec cinq francs dessus. C’est tout de même la gloire.

En 1915 ou 1916, Papa se rend compte que Maman est bien maigre. Inconscients, les enfants ne voient rien. Maman tombe malade, victime de privations. Elle fait une grave pneumonie.
C’est un médecin militaire qui la soigne. Il vient deux fois par jour. Il veut la guérir. Que de nuits ma tante a passées… Au bout de neuf jours, un mieux. Mais comment payer ?
Je revois Maman, assise en tailleur, disant :
« Je ne peux pas vous payer toutes vos visites ».
Il n’y avait pas d’aide pour les familles nombreuses, à cette époque. C’est pourquoi notre famille est si soudée.
Le Docteur Lebrun :
« Vous serez toujours une petite femme, mais je vous ai guérie. C’est ma fierté. »
On n’a pas payé, mais qu’est-ce qu’on a pleuré…

Maman a fait aussi de temps à autre des coliques hépatiques. On la soignait avec des compresses bouillantes avec du laudanum dessus. On se brûlait les doigts.

Nous avons été quatre, mais il y avait eu deux fils aînés morts bébés : Alfred et Raymond. A la même époque, ma tante Nana avait un mari tuberculeux, appariteur à la mairie. Joseph. Un ange. Mais ses enfants sont malades comme leur père. Ma tante n’a pas de lait. C’est Maman qui essaie de les nourrir, mais ils meurent aussi. La vie a été dure pour ces gens-là.

Il meurt beaucoup de bébés. Il n’y avait pas de corbillard pour les petits morts de cet âge. On prend quatre élèves à l’école pour porter la petite civière.
C’était à qui irait ! On n’a pas classe et on nous donne un pourboire ! Ca sert à quelque chose, une tirelire ! Quelle inconscience ! Même au cimetière, nous n’avions pas de larmes.

Pour améliorer le confort, Maman élève des nourrissons. Seize enfants en tout.
Il y a eu Gnognole, fils d’un coiffeur à Paris, très espiègle. Son père confectionne pour Maman un sous-verre : un bouquet de fleurs fait avec les cheveux de trois personnes. Je l’ai encore. C’est superbe !

J’ai aussi un carton perforé, avec du canevas, que Maman avait brodé. Je crois bien que si on touchait au cadre, il s’effriterait.
Elle avait marqué son service de table damassé avec de grosses lettres rouges au milieu. Charlotte l’a usé…
Je crois que j’ai toujours vu ces gens-là occupés.

Grand’Mère aussi avait élevé des nourrissons, puisqu’il y avait eu Pauline Tremblay.
Pauline Tremblay était la maîtresse de quelqu’un de huppé, une femme entretenue disait-on. Jolie, gaie, spirituelle. Maman l’aimait comme une sœur. Elle meurt très jeune. Et c’est Maman qui élève sa fille Simone.
Elle avait gardé une statuette en terre glaise, avec un grand chapeau, une traîne, de la fourrure. Son effigie ?
Ma grand’mère conservait aussi des pipes en écume de son mari. On a joué avec, on a tout cassé !

Mon grand-père meurt jeune. Il est carrier, et le grès est sans pardon.
Il lui arrivait de boire un petit coup. Une fois, ma grand’mère boude et ne lui fait plus à manger. Au bout de trois semaines, il se fait cuire une tranche de foie et met la demi-livre de beurre dans la poêle. Elle s’exclame :
« Qu’est-ce que tu fais ? »
Mon grand-père :
« Je voulais que tu me causes ! ».

Cet homme avait blanchi très tôt. Charles aussi. Des cheveux blancs, tout le monde en a ! Mais nos cheveux blancs précoces nous viennent de mon grand-père.

J’ai du bonheur à dire tout ça ! C’était la tendresse, le respect des autres ! Que de l’amour….

Le Dimanche, à quatre heures, les hommes vont au café, jouer au billard ou aux cartes. Le billard, c’est chacun son tour. Je ne sais pas ce que c’est, mais au milieu, il y a un petit support en bois avec quelques pièces. Faut-il le faire tomber, ou pas ?
A sept heures, pas rentré ! « Va chercher ton père, qu’on mange ! »
C’est l’enthousiasme ! La patronne nous donne une grenadine, il y a partout de la fumée et on parle fort ! C’est là que j’ai vu des hommes boire une absinthe : posée sur un verre, une cuiller allongée, perforée, le sucre fond. Que c’était beau !

Il y a bien sûr beaucoup d’épidémies à l’époque : rougeole, rubéole, angines etc… Maman sait nous soigner : au lit, avoir très chaud, de la tisane, de la bourdaine, ça fait sortir les boutons et il faut transpirer. Moi, je n’ai jamais pu ! C’est encore pareil aujourd’hui : si j’ai chaud, je ne transpire pas.
Pour les angines, des bâtons de 20 cm environ, aux bouts enrobés d’ouate – on n’a jamais dit « coton hydrophile ! » - trempés dans du collutoire, et elle nous badigeonne la gorge. On ne connaît pas l’aspirine, mais j’ai vu des cachets grands comme des pièces de 2 francs qui se dissolvent. Que contiennent-ils ?

Une année, mais beaucoup plus tard, Papa va à la chasse, (d’où lui venait ce fusil ?) avec un ami, Maurice Leblanc. Chasseur malchanceux, Papa reçoit une décharge à la taille. Il portait une grosse ceinture de cuir et les plus mauvais plombs ont été arrêtés là. Rien de vital n’a été touché. Il a toujours dit que la bretelle de son fusil s’était prise dans un bouton de sa veste. Il paie le docteur et tout ce qui s’en est suivi. Tout s’arrange à l’amiable. Papa arrête de travailler quelques jours, mais il est bon ouvrier et on lui paie son mois.
Un des fils Perrot, Albert, vient voir Papa. Nous sommes dans la chambre et Maman veut m’emmener. « Viens, je vais te débarbouiller. » Résistance. « Tu l’as déjà fait hier ! ». Et ils rient tous les trois ! Pas moi !

Pour faire les oreilles, c’est toujours un bout d’allumette et le coin de la serviette de toilette qui servent.

Je me souviens qu’un soir (j’ai sept ou huit ans) Papa rentre de travailler et je n’arrête pas de parler. Je reçois un coup de casquette sur la tête ! Que m’arrive-t-il ? Papa a fait ça pour me faire taire… Il a eu bien plus de peine que moi…


La lessive :
On fait bouillir le linge blanc dans une lessiveuse, mais il faut aller au lavoir. Le fagot de couleurs est mis après sur le dessus, le cabas devant. Pour garder la place au lavoir, Papa va le matin à cinq heures mettre un vieux cabas. Il y a la pierre plate, la pierre fendue, celle qui fait des bosses et les autres… Ne jamais prendre la place des vraies lavandières, c’est leur domaine ! Et tu trouverais ton cabas à l’autre bout….
Pour les taches rebelles, on a dilué de l’eau de javel dans une bouteille, et fait une fente au bouchon. On n’arrose que la tache. Une fois, l’épicière de chez Belorget, vêtue d’une belle robe verte, débouche complaisamment son litre et….. éclaboussures, la robe est fichue !
L’hiver, Papa va au devant de Maman pour l’aider à rouler la brouette. Avec l’eau froide, on attrape l’onglée….

Lavoir du Coule-d’eau
On va au lait chez Perrot, un litre et demi. On y va aussi pour ma tante, mais dans une autre ferme, un demi-litre. Mais il lui en manque toujours un peu : en revenant, on boit du lait tout chaud qui vient d’être trait… Après, elle a trouvé la parade : une bouteille d’un demi-litre tout juste ! On ne peut jamais rien faire !! Je ne pourrais plus boire du lait chaud maintenant.

Sur la place du marché, il y a deux épiciers : Porquet et une autre Lucie Barbary. Maman veut qu’on aille chez Porquet : c’est moins cher. Mais, chez Barbary, elle nous donnait un bonbon…..

On va au marché le Jeudi, pour la chicorée, le café et peut-être la lessive. Pour quatre paquets de café (un par semaine) on a, en prime, une assiette à dessert, et pour douze, on a le plat à gâteau. Charlotte en avait conservé quelques-unes, et j’ai encore le service complet dont nous nous servons le Dimanche et où Myriam a son assiette personnelle.

Maman élève des lapins et quelques poules. On arrive à en vendre au marché le Jeudi. On les met dans un grand panier, recouvert d’un sac attaché autour par une ficelle. Les volaillers proposent des prix dérisoires et il faut marchander… Au bout d’un moment, vendeuses ou acheteuses cèdent… Ca dépend de la température. Les halles de Milly, quels courants d’air !

Sur la route d’Oncy, dans le jardin entouré de treillage, nous avons quatre arbres fruitiers : un poirier, poires de curé, qu’on cueille à l’automne et qu’on met au grenier, étalées sur la paille pour mûrir, de la bonne pomme verte, mais laquelle ? et de la pomme de fer, longue à mûrir aussi. Il faut bien calfeutrer la porte du grenier contre le gel. Nous avons aussi un prunier, de la bonne prune noire, un arbre énorme.
Que faire de tout ça ? On en donne aux voisins, bien sûr, mais c’est la guerre, et des zouaves bivouaquent à Milly. Maman vend ses prunes aux zouaves. C’est dans leurs chéchias qu’ils les emportent. Elle les vend par quarteron, vingt-cinq prunes, mais si elles sont petites, on en met vingt-sept ou vingt-huit. Un jour qu’il pleut, c’est un zouave qui abrite Maman sous son grand capuchon bleu, pour que personne ne rate la vente. Pas de pièges ni de malices, on rit, c’est tout !

Pour le beurre, c’est un fermier qui l’apporte, par demi-livre, sorti d’un moule qui avait, au fond, des fleurs sur une tige. C’est grand comme une assiette à dessert et enveloppé dans deux grandes feuilles de vigne.

Le fromage s’achète chez le fromager : trois choix, du Brie, du Melun et du fromage affiné qui n’est pas encore fait, avec du foin dessus. On met un peu de lait sur le dessus pour qu’il termine sa maturation. Chez le marchand, ils sont posés sur de petits paillons. On soulève un peu la croûte avec un couteau et on goûte le fromage, qu’on achète par quart.
C’est pour Papa ! Nous, on n’aime pas ça. On mange un fruit, de ceux que nous récoltons. Il n’y en a pas toute l’année, mais nous n’avons jamais souffert, ni même pensé que nous pouvions souffrir de la faim.
Les petits agriculteurs vendent un peu de leurs fruits : des bigarreaux, d’une ferme de la route de Moigny, des pommes de reinette grises. Que c’était bon !

Tous les Dimanches, et même si notre four n’est pas très bon, on a une crème au chocolat express ou des œufs à la neige, confectionnés par Maman ou ma tante. Il y a aussi la saison des crêpes, et le Mardi-Gras, on fait des beignets, avec une pâte assez épaisse où on trempe des lamelles de pomme qu’on jette ensuite dans l’huile. On en fait pour plusieurs jours et on les met dans un grand panier avec un torchon bien blanc au fond. On n’a pas de sucre en poudre, mais le sucre cristallisé écrasé en roulant une bouteille dessus fait très bien l’affaire !

Que ces gens travaillaient !
Pour nous, bonheur et insouciance !

Interrogation :

Je viens de somnoler un peu. Je me dis : quand commence vraiment la vie ?

Dès la naissance ? A l’adolescence ? Quand on quitte ses parents ?

Dans la famille que l’on crée ?

Son mari, ses enfants, son propre sang…

Nous les avons élevés, sans partialité, sans préférence…
L’émerveillement, c’est le premier bébé, que votre père n’ose pas prendre dans ses bras… « J’ai peur de lui faire mal ! »

Je ne sais pas. Votre père a été ma force. Quand il nous quitte en 1980, j’ai été amputée. Il me prend tout à ce moment-là, et je ne suis jamais retournée sur la tombe de mes parents. C’était fini.

J’ai survécu.

Aujourd’hui, j’ai 90 ans. Nous avons perdu Jacques. Il nous manque, à tous.

Après avoir survécu, je revis, si entourée par vous tous. J’ai retrouvé une joie de vivre de vous sentir autour de moi.

On n’est pas toujours du même avis, mais on s’adore tous.

Mes chéris, quand vous lirez ça, j’aurai fait mon grand voyage. Je vous aurai quittés, mais j’aurai rejoint votre père, et ce sera votre réconfort.

Je vous aime tant. Je vous l’ai dit bien des fois, je vous le dis encore.

Dans les champs :

Papa part de chez Perrot et décide de louer du terrain et de faire des plantes médicinales. Pensée sauvage, menthe, mélisse, belladone, datura, roses trémières, camomille.

J’ai onze ans. Je vais dans les champs.

La menthe poivrée, la meilleure, se plante en Novembre, avec une houe plus large qu’une pioche. On fait une grande rigole, on y met le plant et du fumier. Il fait froid. Maman met le plant bien allongé, et moi, le fumier par poignées. C’est dans un panier et c’est chaud.
J’ai souvent tiré une herse à bras, avec Papa, d’un pas assez lourd. Maman n’est pas assez forte. Charles, dans la menuiserie, installe des claies. Quand on coupe toutes les plantes, il faut étaler, ouvrir et fermer les greniers tous les jours. Séchées, emballées dans une toile, on vend à Melun, chez Vernin.
J’ai vu dans le journal que ça ferme cette année !


Charles Dézert
Il y a des années de pluie où ça pourrit au lieu de sécher.
Après, Darbonne installera une distillerie et on vendra « en vert ». Le rapport sera moindre…

On va couper très tôt le matin, dès six heures. Je mange comme Papa, un œuf sur le plat. Au retour, vers neuf heures, je déjeune encore, mon café au lait. On s’aimait tant !

Quand j’aurai quinze ou seize ans, on m’achètera une bicyclette d’occasion.

C’est moi qui reviens, à dix heures, préparer le déjeuner. J’ai su faire le ragoût de veau très tôt ! Papa et Maman rentrent à midi. Charlotte, qui refuse de travailler dans les champs, va dans une fabrique de lainages.
On fait des tricots pour les soldats, et des bonnets, faits par morceaux. Pour certaines laines, on gratte avec des chardons, comme du mohair, bleu, vert foncé, et il faut monter les chandails : c’est pour les soldats.

On fait aussi des gants, tricotés au crochet. Maman fait les côtes du poignet et moi, je fais la paume, le dessus et le pouce. Charlotte, plus habile, fait les doigts.

On a aussi cultivé la menthe dite poivrée. Rien à voir avec la menthe anglaise ! Si par hasard il y a une pousse, il faut la retirer. C’est comme du chiendent. Ca ne vaut rien ! On se sert de la menthe pour faire certains médicaments, du dentifrice. La mélisse est plus fragile. Il faut aussi sécher la plante. On en fait de l’eau de mélisse et je ne sais quoi. La pensée sauvage doit être un dépuratif. On abandonne la camomille : utilisée pour les gargarismes et les maux de gorge, elle rapporte peu. Les roses trémières aussi…. La fleur est si légère quand elle est sèche… La belladone, c’est un poison. Il faut la couper en lamelles, la sécher, émonder et ne pas se toucher les yeux ! Le datura est toxique. Ça pousse très haut, plus d’un mètre, et ça dilate les pupilles !

C’est un métier ! On en apprend des choses, à la campagne !

On récolte deux sortes de pommes de terre : la rouge pour les ragoûts, la blanche, la mondiale, plus productive, pour les soupes, les purées.
Tout est entreposé dans la cave, dans un coin. Une partie avec du sable blanc, et en rangs très serrés. La scarole, avec son pied est replantée et résiste longtemps. Il y a des céleris à côtes. Je n’aimais pas ça. On a entreposé aussi des navets. Les carottes sont mises en jauge, recouvertes de terre, de feuilles et de toile de jute. Au mois de Juillet, le soir, Charles se dépêche : il faut accrocher les guirlandes dans le second grenier, très haut sous les tuiles. Il est adroit et sans peur. Pendant ce temps-là, Edmond rentre, se fait cuire un œuf ou deux, et va… butiner dirais-je.

A l’adolescence, on va au bal. Il y a deux salles ouvertes le Dimanche, de 16 à 19 heures 30. On a des talons hauts déjà, chaussures vernies noires, avec de grosses boucles Richelieu. Il y a une période où la mode est aux chaussures très pointues, toujours noires. L’été, on avait des sandales blanches. J’en ai eu de belles, en toile, et Papa voulait qu’on passe de l’huile sur l’épaisseur de la semelle. C’était le fin du fin !

Que ces braves parents nous ont aimés….

Papa, travaillant beaucoup de ses mains, a des gerçures et se frotte avec du suif. Un jour qu’il se coupe, il se frotte de la même façon. Il fait un abcès au pouce, un phlegmon. Il souffre. Le docteur Laffont vient. Il faut ouvrir et gratter l’os. Il met à Papa un mouchoir chloroformé, et nous prévient : « Il est inconscient mais il va crier ! » Ce sont alors des cris de souffrance, et nous, on pleure si fort… On est aguerri de bonne heure…

Emmanuel Dézert
Boulevard de l’Est, où nous habitons après, il n’y a pas d’écoulement d’eau, ça coule dans le jardin dans une chaudière en fonte qu’il faut vider bien des fois. Pour l’eau de vaisselle, on va carrément dehors. L’hiver, ça gèle. Papa finit par faire un puisard. Les eaux sales ne se jettent pas sur le terrain (mauvais engrais). Il n’y a pas non plus de toilettes. Papa fait une cabane dans le jardin, un siège en bois, de la toile goudronnée et une chaudière enterrée, qu’il faut vider aussi dans un coin très spécial au fond du jardin. C’est très lourd et quand Papa nous quitte, c’est moi qui le fais : tant de gens allaient venir….

Il meurt à soixante-trois ans, le 24 Décembre 1931, usé comme un vieillard de cent ans. Nous sommes à Fontainebleau, dans cette épicerie rue des Pins. Charles vient me chercher, avec Edmond. Nous sommes tous les deux à la portière : il fait un brouillard terrible. C’est votre père qui garde les deux aînés. Son grand souci : « Que va-t-elle devenir ? ».

Nous n’avons pas de vêtements noirs. On vient de se tricoter des pulls bleu turquoise. On les teint, avec des paquets achetés chez le marchand de couleurs. Il faut que ça « bouille » et on remue avec un bâton. Nos jupes aussi. Mais le tissu se casse, c’est irrémédiable. On met des jupes bleu marine. On est tellement frappé : ces moments-là restent gravés.

Maman meurt plus tard, en 1945. On est vêtu de noir de la tête aux pieds, chapeaux, grands voiles de crêpe… La famille est en rang. Les gens viennent nombreux nous serrer la main, souvent en couple, avec des mines compatissantes, et toujours le chapeau ! Il y en a de si démodés… Surtout ceux en crêpe… Des bien jaunis… D’autres de biais, c’est mieux ! On se regarde avec Charlotte : on éclate de rire !


Juliette Hamelin, épouse d’Emmanuel Dézert
 J’ai vu une fois aussi, au cimetière, à Milly, une famille qui enterre un des siens. Trois frères se disputent l’héritage, et en viennent aux mains. Nous, on attend pour leur serrer la main…

Pendant la guerre, on achète le Petit Parisien. C’est un quotidien. Chaque jour, un épisode du feuilleton, dans le bas d’une page. Les mystères de Paris !

Maman est en train de faire quelque chose ? Elle laisse tout en plan et lit son feuilleton !

Ma tante a l’habitude de faire une visite tous les matins. C’est là qu’elle trouve la cuisine en train d’être balayée, ou la pluche des légumes à l’abandon. Elle finit par ne plus s’étonner, ne dit mot, ramasse la poussière, ou finit l’épluchage…. D’ailleurs, quand Maman balaie, elle laisse souvent son tas de poussière et dit : « Je ramasserai tout à l’heure ! »

Quand paraît la photo des généraux avec un support cartonné, Maman et Charlotte la collent sur un carton plus grand. On l’installe sur le mur de la cuisine, à bonne hauteur. On ne doit pas avoir de punaises. On a sans doute pris des petits clous. Il y a Joffre, Foch, Pétain, Franchet d’Espérey, Galliéni, Maunoury et sûrement d’autres moins connus… Après, on l’a décorée avec de la paille cousue par trois ou quatre brins coupés en biseau, un peu comme la glace en bambou qu’on avait dans la cuisine.

Papa a peu de temps pour lire. Il lit le midi, en mangeant, son journal collé à son verre. Il faut que nous parlions peu… Maman est indulgente, elle comprend tout.

Nous, on a « Fillette » toutes les semaines, les garçons « le Bon Point ».
Que n’a-t-on gardé tout ça !!!

Nous avons eu, étant jeunes filles, de belles toilettes. On va à des mariages. Quand Charles se marie (mais, ce n’est pas Charles… Alors qui ? ) on fait pour Charlotte une robe dans le voile de première communion. On ajoute un fond de robe bleu. Il n’y en a pas pour deux ! On achète donc du tissu beige pour moi, deux petits volants sur les hanches, un ourlet perlé et voilà !

Je n’avais sûrement pas peur d’être large à cette époque ! Pourtant, on se pèse ! Sur la bascule du grenier, qui sert pour la menthe emballée. Il y a aussi une romaine, pour peser les lapins à la vente. C’est à levier, et c’est lourd à bout de bras !

Pour le mariage de Jeanne Delapierre, nous avons eu des robes bleues turquoise, et sur toute la jupe, un tulle de même couleur, parsemé de pétales. Une capeline en velours et plumes sur le côté. Que c’était beau ! C’est la couturière, Madame Trubert (qui a des ouvrières), qui va à Paris faire les achats, souvent aux Galeries Lafayette.

Mariage de Jeanne Delapierre
Il existe aussi le magasin Dufayel, qui vend à crédit. Un encaisseur passe. On lui verse deux ou trois francs par semaine. C’est là qu’on achète le linge de trousseau. Il faut douze draps, deux douzaines de serviettes de toilette en nid d’abeille. Pour les torchons, on achète de la toile métis, onze mètres par douze, et on ourle tout à la main. Il y a aussi des draps avec couture au milieu pour le dessous. Le surjet est cousu à la main et quand le milieu est usé, on découd et on change de lé. On met aussi des pièces. Il n’y a aucune aide pour les familles nombreuses… On apprend à coudre jeune. L’hiver, Maman nous met le Jeudi après-midi, chez une couturière qui raccommode pour le monde. C’est Judith Desrues, l’aînée d’une famille nombreuse. On y apprend à faire de beaux ourlets, une pièce en carré, des jours, des boutonnières, des brides, du surjet, des coutures rabattues.

On avait aussi appris les rudiments à l’école, coton rouge sur coton blanc ! Tout se voit ! Ma première couture d’école est un canevas.
On fait des pelotes à aiguilles, quinze au carré, ou dix-huit, des carrés de toutes les couleurs. Il faut acheter de la satinette grenat, la maîtresse fait un sac de même taille rempli de son et coud autour un cordonnet avec des boucles dans les coins. C’est exposé aux prix. On en offre à mademoiselle Devenne, vieille demoiselle catholique où ma tante Nana fait le ménage. Nous allons dans une école privée et il faut payer l’étude du soir. A la fin du mois, nous allons porter la note chez Mademoiselle Devenne. C’est elle qui « offre » l’étude…. Nous pensons que c’est tout naturel….

Ma tante fait le ménage chez d’autres personnes. On l’accuse d’avoir volé de l’argent dans une enveloppe. Elle est affolée ! Elle est bien incapable d’une chose pareille ! Au bout de 48 heures, les gens retrouvent leur argent, et ils viennent s’excuser, mais elle n’a plus voulu y retourner. Elle y faisait trois heures de repassage.

Un jour, l’encaisseur de chez Dufayel demande à Maman de lui coudre un bouton à sa braguette. Il est très gêné… Il a quel âge ? Bien 60 ans ! Il est sans arrière-pensée. Nous les filles, on est là, mais Papa se montrait très jaloux. Il y a eu bien des histoires, mais je ne veux pas en parler. C’était un travers. Nous étions son bien, à cet homme, avec tout le travail qu’il faisait. C’est un péché capital, la jalousie, mais il existe aussi la rémission des péchés et moi, je l’absous.

A 16 ans, on va au bal en ville, l’après-midi, mais il y a aussi deux cafés au bout du pays, cafés où il faut consommer. L’un n’est pas bien fréquenté. Là, c’est défendu pour nous. Quand nous sommes fiancés, votre père a le droit de m’emmener et on prend un punch… Pourtant, je ne bois plus de rhum….

A la fête de la Saint Pierre à Milly, il est monté une tente et des planchers. Le garçon qui emmène une jeune fille lui paie son entrée. Il y a aussi le bal de la Sainte Cécile, fête des musiciens et la Sainte Barbe, bal des pompiers. Papa étant musicien, on va au bal jusqu’à quatre ou cinq heures du matin. Les pompiers de Milly sont tous bénévoles, et ceux qui sont âgés usent de la bouteille. Ça ne plaît pas à Papa !


Dans ces cafés où il y a une salle de bal, il y a deux entr’actes. Il faut alors consommer et des amateurs chantent. Charles a des chansons bien grivoises… Mais nous sommes trop préservées, et ne comprenons pas tout ! Tout le monde reprend quand même la ritournelle…

Une fois, Charlotte, 18 ans, chante « Du gris que l’on prend dans ses doigts ». Papa est vexé ! Pourtant, ce n’est pas laid !

Il chante beaucoup en société, mais quand il a oublié, c’est Maman qui souffle, comme pour Robert Lamoureux !

Il chante « A mon petit moulin ». Il lui faut une assiette, et avec un couteau pointu, il la fait tourner avec des petits coups de serviette.
Elle est bien grivoise, cette chanson !

« Revenez-y toutes, jeunes filles,
Moudre à mon petit moulin,
Car il est bien entrain.
Allez dire à la ville
Que le meunier moud bien.
Sur un sac de grain …. » Etc….

Il a une autre chanson :

« J’ai donné mes beaux jours un moment de folie,
Je m’en mords bien les doigts,
Je suis mal marié !
Ah, laissez-moi pleurer. »

Maman n’est pas contente, mais tout le monde sait que ce n’est pas vrai !

Et puis Charlotte ne veut plus rester à Milly. Elle veut aller travailler à Paris. Madame Thibaud, une amie de Maman, lui trouve une place chez un marchand de légumes cuits et crus. Il faut se lever à cinq heures, laver les légumes à l’eau froide avant de les faire cuire, et faire l’étalage. Elle commence en hiver. Elles sont quatre, bien nourries, bien couchées… Elle quitte vite son emploi et revient à Milly dans une petite entreprise de tricots, chez Berteleau, cette fois. Nous y allons aussi, Maman et moi. A un moment, la patronne ne peut plus nous payer, et donne à Maman une garniture de cheminée : une pendule en marbre et deux candélabres. C’est très beau. Quand Maman nous quitte, Charlotte prend tout ça. A qui les a-t-elle donnés ?

Maman aime beaucoup les photos, nouveaux-nés, communiants, mariages. Les groupes, les mariés, tout est encadré et mis au mur de la chambre !

La tante Elvire, sœur de Papa, a deux fils, Emile et Lucien, plus âgés que nous. Lucien nous aime bien, et quand on va à Noisy, on est vraiment « les petites cousines ». Une année, on va au bal, sûrement en vélo, le jour du Mardi-Gras. La tante Elvire trouve beaucoup de jupes et de jupons à volants ! On arrive à se déguiser ! on n’est pas difficile ! Et on porte un loup ! On s’amusait beaucoup, avec honnêteté. Quel entrain !

La tante Elvire et Papa, orphelins assez tôt, s’aiment beaucoup. Avec son mari, ils viennent à Milly souvent, s’invitent à manger, sans payer leur écot. Maman se fâche ! Avec quel argent ? Après, ils viennent moins.

J’ai oublié de dire qu’à l’école, on fait de petites fêtes, chansons, et comédies. Chacune dit une phrase. On répète. Quelle joie d’être comédienne ! Une année, c’est la guerre, et il y a sur l’estrade des tombes, des croix de bois, des monticules de terre. On n’est pas triste ! C’est un jeu ! Puis, c’est la fin de la guerre ! Et je dois trouver, derrière une tombe, un drapeau tricolore que je déploie avec fierté. C’est le premier rôle, la récompense de l’année !

A la distribution des prix, offerts par des notables et la municipalité, de beaux volumes. Une année, j’ai un prix et le prix de camaraderie. Il y en a seulement un ! On me met une couronne avec une feuille verte. La première a une feuille verte et une feuille d’or. C’est beau ! Et c’est aussi un péché d’orgueil, mais on est très fier ! Papa est tout au fond de la salle, avec un groupe d’hommes. Voir, traverser la salle pleine de rangées, aller embrasser son père ! Lequel est le plus heureux, devinez ? Les deux !

Quels mérites avaient ces enseignants ! Tout faire !

Après, avec mes enfants, j’ai connu ça : tout le monde travaille, avec chaleur, droiture…

Mes enfants chéris, je suis pleine de fierté. Vous êtes comme ça.

A cette époque, et aujourd’hui, je suis contente de moi !

Simone Dézert épouse Beauvais
Mardi 25 Novembre 1997

Ce récit est une émouvante déclaration d’amour d’une femme à sa famille, je remercie Madame Myriam Beauvais de nous le faire partager. Si vous souhaitez contacter Madame Beauvais, n’hésitez pas à lui laisser un commentaire sur ce blog ou de lui adresser un message à l’adresse : myriambeauvais@neuf.fr

E.G.